Mon étonnante interview d’Igor et Grichka Bogdanoff en 2003 : « L’homme et son mobile seront inséparables »
En hommage aux frères Bogdanoff, je reproduis une interview que j’ai réalisée en janvier 2003. Il y a 18 ans les deux frères décédés du Covid-19 me livraient leur regard sur les nouvelles technologies qui émergeaient notamment le téléphone mobile. Ils me disent que dès 1980, ils ont imaginé Internet…
Comment avais-je obtenu leur numéro de téléphone? Je ne m’en souviens plus… J’appelle et je tombe sur Grichka je crois. Je lui propose l’entretien. Il accepte tout de suite et me fixe un rendez-vous quelques jours après, me dit de me rendre à telle heure à telle adresse. J’imagine que c’est chez eux. Le jour J, je sonne à l’interphone et c’est Igor qui répond. Il n’est pas au courant pour l’interview et Grichka est absent, mais il me croit et m’ouvre.
Je m’attends à entrer dans un décor digne d’un film de science fiction. J’imagine les murs blancs comme dans un vaisseau de Star Trek, des objets futuristes, des ordinateurs. Surprise : J’entre dans une grande bibliothèque décorée d’objets du moyen-âge. Je m’attendais à des livres universitaires, scientifiques. Tout n’est que décors avec des livres très anciens reliés de cuir, des sculptures en bois médiévales. Il me propose de commencer l’interview sans son frère. C’était peu après les soutenances de leurs thèses. Des thèses controversées, soutenues dans les locaux de l’Ecole Polytechnique et non des thèses de l’Ecole Polytechnique. Grande nuance. Ils m’en ont donné des exemplaires. Ce sont surtout des pages d’équations. Etrillées par le CNRS, qualifiées par certain de « Sokal » (travail abouti sur la forme mais vide de sens).
L’interview d’Igor se termine. Grichka arrive. Je les entends discuter dans le couloir. Ils parlent de quelqu’un, d’un scientifique, une phrase me frappe : « C’est un imposteur »…
Grichka me rejoint. Je lui pose les mêmes questions qu’à son jumeau.
Interview d’Igor et Grichka Bogdanoff
Quel regard portez-vous sur l’évolution des technologies au cours des dernières années ?
Igor et Grichka Bogdanoff : Deux choses nous frappent. Premièrement l’émergence de plus en plus rapide de technologies nouvelles. Dans le secteur des technologies de l’information, la recherche et le développement ont été très impressionnants depuis 20 ans. Ensuite, cette croissance s’accompagne de nouveaux outils. Ils concentrent le progrès sur la mobilité, la puissance et l’intelligence. Toutefois, nous regrettons que la recherche n’ai pas été assez soutenue dans le domaine des biotechnologies, en particulier, pour ce qui relève de la thérapie génique. Si tel avait été le cas, le cancer serait probablement vaincu. Même chose pour le spatial. On n’a pas consacré les moyens nécessaires à l’envoi d’hommes sur Mars. Et pour l’énergie : nous aurions pu substituer d’autres filières aux énergies fossiles et maîtriser la fusion thermonucléaire.
En revanche, la convergence entre l’intelligence artificielle et l’informatique, les technologies de transfert et de transport du signal, la miniaturisation grandissante, ont permis de construire une ère nouvelle. Au milieu des années 90, la télécommunication a été replacée par l’hypercommunication. La télécommunication est l’emploi du téléphone fixe et d’ordinateurs peu aptes à communiquer les uns avec les autres. Vers 1995 se développent les applications grand public d’Internet et la téléphonie mobile. Ces deux éléments conjugués créent l’hypercommunication. Au-delà des fonctions du téléphone fixe, grâce aux technologies informatiques, le mobile est porteur d’une vocation de traitement, de croisement et de connexion de l’information. Les téléphones mobiles sont les outils idéaux de cette ère nouvelle.
Pensez-vous que ces technologies ont un impact sur la société ?
L’impact est colossal. L’analyse macro-économique met en évidence des facteurs de croissance : le capital, le travail au sens marxiste du terme et le progrès technique. Depuis le début du 20ème siècle, le progrès technique et les technologies de l’information jouent un rôle dominant dans les sociétés avancées. Les sociétés post industrielles entrent dans le secteur quaternaire de l’activité économique, fondé sur un nouveau bien : l’information. Nous sommes restés dans une économie dominée par le secteur tertiaire jusqu’au début des années 80 où se sont développées les nouvelles technologies de l’information, l’intelligence artificielle et les télécoms (qui en se croisant forment l’hypercommunication).
Il en résulte l’émergence d’une nouvelle société. Les nouveaux outils d’infocommunication jouent un rôle dominant car ils accélèrent la croissance. Ils permettent aux scientifiques de communiquer plus vite et de façon plus complète, ce qui accroît le développement des connaissances. L’accélération du progrès passe par ces nouvelles technologies.
Le premier homme est apparu il y a 2,5 millions d’années, l’écriture il y a 3 000 ans et la 1ère pile électrique il y a 203 ans. Qu’est ce que cela vous inspire ?
Cela nous inspire une image. Nous sommes tout au début d’une ère incroyablement riche et ouverte où vont se produire infiniment plus de changements que depuis l’arrivée de l’homme. Considérons une échelle du progrès technique entre l’apparition de l’homo sapiens et l’année 2020 graduée de 0 à 100. Aujourd’hui, nous avons parcouru 10 % du chemin. Or entre aujourd’hui et 2020, l’humanité aura à couvrir les 90% restant. L’accélération est exponentielle. Le savoir double tous les deux ans, bientôt il doublera tous les 6 mois grâce aux capacités croissantes de stockage et de traitement des connaissances.
Résultat : notre futur environnement quotidien n’existe pas encore : les objets, les vêtements, etc. tout reste à inventer. En 1980, peu de gens parvenaient à se représenter le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. C’est pourquoi nous avions tenté de l’imaginer dans une émission spéciale de temps X sur TF1 le 1er janvier 1980. Nous avions alors annoncé l’arrivée d’Internet (que nous appelions Internex,) et du téléphone mobile.
Qu’est ce que l’échelle zéro de l’espace temps ?
C’est l’origine absolue de l’univers. L’échelle zéro est le point unique dans le pré-espace temps où le temps réel est remplacé par le temps imaginaire.
Revenons aux mobiles. Nous pouvons maintenant envoyer et recevoir des images sur notre téléphone, pensez-vous utiliser ces nouveaux services ?
Oui bien sûr. En revanche, les téléphones actuels ne sont pas adaptés à l’écriture de longs textes. C’est trop lent. Il faut une autre interface. Soit un système de reconnaissance de la parole qui permettra de dicter un texte, soit un clavier virtuel.
Quel est votre équipement en matière d’outils de communication ?
Nous avons chacun un Mac portable que nous emportons partout et connectons en GPRS via nos mobiles. C’est commode.
Utilisez-vous le Wap et les nouveaux services multimédia ?
Non, pas du tout. En raison du téléphone. L’interface est trop restrictive.
Avez-vous des anecdotes à nous raconter ?
Ce n’est pas vraiment une anecdote. J’étais sur une île sans relais GSM, ni téléphone fixe. J’ai appelé une autre personne qui se trouvait à l’autre bout du monde avec un téléphone satellite. C’était magique. Etre joint et pouvoir joindre n’importe qui à l’autre bout du monde, cela donne un sentiment de proximité, de confort et de sécurité.
Comment imaginez-vous le mobile du futur ?
Le mobile sera doté d’une interface afin d’entrer simplement les données. Ce sera un ordinateur doté d’une puissance de calcul et de traitement. Il deviendra comme une prothèse à l’intelligence et à la faculté de communiquer. Ce sera aussi une extension de nos sens, un outil inséparable de notre vie.
Propos recueillis par Antoine Bienvenu
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