Denis Bruna : « S’habiller, c’est construire une apparence pour jouer un rôle au sein de la société »

Historien du vêtement, conservateur au département mode et textile au musée des arts décoratifs, Denis Bruna publie Petites histoires de nos vêtements. Dans ce livre, il retrace dans un abécédaire la naissance, l’histoire et l’évolution de 65 vêtements à travers les siècles. De la doudoune, aux sneakers, au costume jusqu’au slip kangourou. Il nous parle surtout de l’aspect social du vêtement et ce qu’il révèle de nous.

Comment est née votre envie d’écrire ce livre ?

Denis Bruna : J’ai une affection particulière pour le vêtement ordinaire, quotidien, sujet qui a peu intéressé les historiens. On étudie plutôt la haute couture, le prêt-à-porter de luxe et les grands couturiers. J’ai voulu prendre le contre pied de ce type de recherche. J’ai regardé comment les gens sont habillés dans la rue et relevé toutes les sortes de vêtements que j’ai pu voir.

En quoi consiste l’aspect social du vêtement ?

DB : Il est partout car nous sommes tous obligés de nous habiller. On le fait en fonction de son identité, de son sexe, de son milieu social, de son âge, de ses origines géographiques, de son métier, des circonstances. Le vêtement n’est pas seulement une couverture qui nous protège des aléas climatiques ou de la nudité. C’est un message social. Il sert à partager l’identité de celle ou celui qui le porte avec les individus du même groupe et à créer une distance avec les autres.

DB : En quoi le vêtement est-il un moyen de communication ?

On ne s’habille pas pour soi mais pour les autres. Nous vivons en société. Certains disent qu’il n’y a plus de code vestimentaire, que l’on peut faire ce que l’on veut. C’est une aberration. Quand on se prépare le matin et s’habille, on construit une apparence, une mise en scène de soi car on va jouer un rôle au sein de la société.

DB : Pourquoi dites-vous que l’on s’habille pour les autres ?

Parce qu’on n’est pas obligé de s’habiller quand on reste seul à la maison. On peut s’habiller comme on veut. S’il fait chaud, qu’est-ce qui nous pousse à ne pas sortir nu ? C’est le fait de vivre en société parmi les autres.

DB : Pourquoi les vêtements révèlent-ils toujours notre appartenance et notre désir d’être ?

Car on les choisi, on va les acheter en fonction de ce l’on est et du message que l’on veut faire passer. On s’habille en fonction de son âge, etc. Rien n’empêche un jeune de s’habiller comme un vieux et un vieux de s’habiller comme un jeune. Mais quand on ne respecte pas les codes, cela attire le regard des autres.

DB : Pourquoi leur tenue est-elle si importante pour les jeunes ?

Parce qu’elle leur permet de marquer leur identité et c’est un moyen d’affirmer un rite de passage. A l’adolescence, comme le vêtement est un signal visuel très fort, il permet de se démarquer de la génération précédente, de ses parents. On peut le constater sur plusieurs siècles.

DB : Certains vêtements changent de rôle, c’est le cas du débardeur, racontez-moi

C’est le cas de tous les vêtements. Comme le vêtement est un code, par définition, ce code est voué à changer. Le débardeur a d’abord été un dessous. Il est devenu visible porté par les forts les Halles, les manutentionnaires, qui débardaient les cargaisons. Sans manches, il est pratique. On le voit dans les films Les temps modernes et La femme du boulanger.
Fin 19ème Marcel Eisenberg, propriétaire de la bonneterie Marcel à Roanne, s’empare du modèle et en industrialise la production. Le « débardeur » devient « marcel ». C’est un dessous jusque dans les années 30. Puis des femmes à la mode le portent comme tenue de plage. Pour les hommes il devient associé à l’image du vacancier mais aussi du voyou, de l’ouvrier. Il devient androgyne dans les années 60. Dans les années 1970, il est adopté comme tenue de ville par la communauté gay de San Francisco pour montrer ses muscles. Et dans les années 90, c’est le vêtement des jeunes hommes et femmes branchés.
Tous les vêtements changent ainsi de rôle. Avant de devenir le vêtement de loin le plus formel qui soit, le smoking a été celui des hommes sans éducation.

Pourquoi des codes masculin-féminin, populaire-bourgeois, informel-formel finissent toujours par s’inverser ?

DB : Car c’est propre au vêtement. Les codes s’inversent obligatoirement. Je ne connais pas de vêtement qui n’ait pas changé de rôle ou d’identité au cours de sa longue histoire.

Le changement de rôle de masculin vers féminin est courant, mais l’inverse est rare, c’est dû au sexisme ?

DB : Oui, c’est très rare. Sexisme, le mot est fort, mais oui il y a de ça. C’est dû à notre culture occidentale depuis l’antiquité grecque.

DB : Où est apparu le slip pour la première fois ?

Tel qu’on le connaît début 20è, mais on peut retrouver des formes de culotte masculine au 14è siècle. On voit sur des enluminures et peintures des formes qui ressemblent au slip ou au boxer et certains sont pourvus d’une poche frontale. En 1946 nait le slip kangourou mais 5 siècles plus tôt on retrouve le même type de sous-vêtement.

DB : Le hoodie, sweat à capuche, a été interdit au XIVè siècle par Charles VI ?

Oui, de mauvais garçons au 14è siècle profitaient de la mode du capuchon, et du fait que l’on ne pouvait pas voir leur visage, pour agresser les passants. Dans le texte de Charles VI, le capuchon est appelé « Faux visage ». Sur plusieurs siècles, la capuche a mauvaise réputation. En occident, on n’aime pas les vêtements qui dissimulent, c’est considéré comme suspect. Quand la mode des sweats à capuche est apparue, elle a été décriée.

DB : Comment est apparu le mot doudoune à la fin des années 70 ? Et comment ce blouson est-t-il devenu à la mode

On a modernisé l’anorak de la génération précédente avec un volume plus ample à la fin des années 70 et on lui a donné le nom un nom qui évoque la douceur, la peluche, le doudou des enfants. Doudoune rappelle le coté molletonné, le confort. Le mot s’est imposé. Anorak n’est plus employé.
Elle répond alors aux goûts vestimentaires des adolescents qui veulent se démarquer de ceux des adultes. Adaptée aux mouvements du corps, elle convient aux danseurs de hip-hop, aux graffeurs et autres groupes de sous-cultures urbaines qui adoptent les modèles oversize que l’on voit dans les vidéoclips.

DB : Les sneakers ont une particularité : TN, Stan Smith, etc. des millions de personnes dans le monde portent les mêmes chaussures ou presque, ce qui n’arrive pas pour d’autres chaussures ou vêtements. Comment ça s’explique ?

Il y a plusieurs facteurs. Dans nos tenues vestimentaires, on recherche en priorité le confort. Donc la chaussure de sport, confortable, est devenue une chaussure de tous les jours. Ensuite, il y a les stratégies commerciales et de communication des marques. Et le relais des ambassadeurs, sportifs, stars de la musique. Mais la génération née dans les années 90 « avec des sneakers aux pieds », qui n’a connu que ça, est en train de connaître la chaussure en cuir, notamment le mocassin. Depuis 2022 – 2023, on voit réapparaître le mocassin des années 80 découvert par ces jeunes. Le code allait forcément s’inverser.