Comment Instagram influence la création de la mode

Le réseau social dédié aux photos influence une partie de la création de la mode, accélère l’adoption des tendances et bouleverse l’organisation de cette industrie, du marketing aux défilés.

Mode homme hiver 2019
Défilé de la marque Vêtements Automne hiver 2019

Un mannequin portant une parka avec un rabat qui couvre son visage. Le rabat est juste percé d’un trou permettant de prendre des photos. Il laisse apparaître la lumière d’un Smartphone. Nous sommes à Paris en janvier 2019, lors de la semaine de la mode homme, au défilé de la marque Vêtements. Demna Gvalia, son directeur artistique, explique que la collection est une dénonciation des faces sombres d’Internet. Un endroit où beaucoup d’Internautes se cachent derrière l’anonymat de pseudonymes, avec toutes sortes de dérives. Pour leurs défilés, d’autres créateurs ont des idées similaires de stylisme, avec des mannequins dont le visage est en partie caché par un foulard ou une cagoule, comme Andrea Crews, White Mountaineering, Kiko Kostadinov. Et Wooyoungmi dont la collection s’intitule « A lost generation », une génération perdue, celle « qui a grandi dans un monde d’abondance centré sur le consommateur, avec une technologie qui satisfait les désirs instantanément », indique le descriptif du défilé. Pour la première fois, Internet inspire directement la création de vêtements et le stylisme.

Jusqu’ici il n’était question que de tendances mises en avant sur la toile, nées sur celle-ci, ou induites par les changements que provoque l’immédiateté du Web. La mode est une éponge qui absorbe tout. Les tendances sont influencées par le cinéma, les clips videos, la situation économique, l’évolution des mœurs, le climat… Il est logique qu’Internet, avec la place qu’il occupe dans nos vies, l’inspire aussi.


Avec Instagram : L’ère des influenceurs

La mode est influencée par Internet, et depuis quelques années, tout particulièrement par Instagram qui compte aujourd’hui plus d’un milliard d’utilisateurs. Selon les données communiquées par la direction d’Instagram, la production de contenus vidéo lors de la Fashion Week a augmenté de 40% en 2018 par rapport à l’année précédente. « C’est le réseau N°1 quand on parle d’influence, explique Nicolas Kern, conseiller d’Instagrameurs chez Devenir Influenceur. Nous sommes dans une ère où certains internautes n’ont plus confiance dans les médias traditionnels de la modeIls privilégient la parole d’influenceurs car ils se projettent en eux ».

Ils privilégient même les petits instagrameurs, précise Christophe Manceau, directeur planning stratégique chez Kantar, division Media : « Il faut faire la distinction entre influenceurs et leaders. Globalement, les utilisateurs d’Instagram ont plus confiance en leurs pairs que dans les célébrités. Les influenceurs qui comptent moins de 100 000 abonnés sont beaucoup plus écoutés que les influenceurs star. L’authenticité est la clé de la réussite de la communication sur ce réseau social ».

Un point de vue partagé par Michael Jaïs, PDG de Launchmetrics, entreprise d’analyse de données : « Quand on pense au mot « influenceur », des stars comme Rihanna ou Selena Gomez peuvent venir à l’esprit. Pourtant, 46 % des 600 professionnels, principalement de la mode mais aussi du luxe et des cosmétiques, que nous avons interrogés affirment que les micro-influenceurs sont les atouts les plus précieux pour toucher un public spécialisé et obtenir de réels résultats ».

Instagram est un terrain d’expression créatif dans lequel tout le milieu de la mode est présent : les directeurs artistiques, les grandes maisons, les médias, les mannequins. Ainsi, poursuit Nicolas Kern, « Il « démocratise » un milieu qui était plutôt opaque avec des fashion weeks très fermées. Les tendances sortaient bien après dans de grands magazines. Aujourd’hui, il y a des « live shows », les influenceurs filment en direct les défilés et publient des photos « street style » ». Tout sort instantanément.

Christophe Manceau de Kantar division Media ajoute que « La mode est probablement le secteur sur Instagram qui est le plus ouvert et dont on a percé le plus grand nombre de secrets. Sur ce réseau, on a accès au processus de création avec par exemple les « mood boards » présentés par Kanye West ou la possibilité de voir des choses qui étaient inaccessibles comme les backstages des défilés ».

Instagram est aussi un marché de la mode. Selon une étude réalisée par ce réseau social en 2016, « 50% des instagrammers suivent des marques et 45% des utilisateurs européens suivent une marque de mode ou un « fashionista » pour s’inspirer sur des looks ou identifier des produits à acheter ». Instagram a d’ailleurs ajouté une fonction « acheter ». « Avec celle-ci, le réseau est devenu une place de marché, remarque Thomas Zylberman, styliste au sein du bureau de tendances Carlin creative.Plus encore que la tendance de fond, Instagram influence l’acte d’achat car il repose sur l’immédiateté ».

Instagram permet aux marques de recueillir des données


Video : Instagram permet aux marques de savoir ce qui plait et donc d’adapter leur création, comme l’explique Nicolas Kern, conseiller d’Instagrameurs chez Devenir Influenceur dans cette vidéo :

« Instagram permet d’obtenir de la data qui va influencer un type de mode, mais pas la mode en général, remarque la responsable d’une organisation professionnelle (qui a préféré rester anonyme). L’influence n’est pas la même d’une marque à l’autre parce que les enjeux ne sont pas les mêmes. Pour une marque conduite par le marketing, qui ne regarde que la demande du public pour la construire, c’est une nécessité. Des données issues d’Instagram peuvent permettre de construire ou d’ajuster ses collections». C’est toute la différence entre une création née d’une inspiration et celle qui provient d’une analyse de données.

« Les marques créatives n’en ont pas besoin, poursuit-elle, même si au moment de la création, elles utilisent les réseaux sociaux et distillent des images les mieux adaptées à ce réseau. C’est un jeu en plus de tout ce qu’elles font par ailleurs parce qu’elles ont d’autres modes d’expression ».

De même, une marque qui a déjà une visibilité internationale n’a pas les mêmes enjeux qu’une marque qui se lance et se sert d’Instagram pour faire du buzz et se faire connaître. « Le buzz, combien de temps ça dure ? Mais aujourd’hui, il est indéniable qu’une grande part de la raison d’être des défilés est d’apparaître sur les réseaux sociaux », conclut-elle.

Pour les marques plus grand public, parfois les choses vont plus loin que la simple utilisation des data d’Instagram comme l’explique Christophe Manceau de Kantar : « Certaines marques ont mis en place un travail collaboratif direct avec des influenceurs pour prendre en considération ce qu’ils veulent porter ».

Instagram permet notamment de savoir quelles sont les couleurs les plus partagées, comme le rose en 2016 et 2017 puis le jaune 2018, par les jeunes instagrameurs.

Les data recueillies permettent de valider des tendances que les bureaux de style ont déjà identifiées à partir de quantités d’autres observations.

Au delà des données, l’observation qualitative d’Instagram permet aux bureaux de style de savoir ce qui plait au sein de segments de marché nous explique Foucaud du Merle, influenceur, auteur des sites Lifeandstyle.fr et thefashionweekcoffee.com. « Les bureaux de style regardent ce que portent les gros influenceurs, ou parfois les influenceurs de niche, pour voir ce qu’ils portent et en tirer des tendances. Individuellement, aucun n’influenceur n’influence la mode, c’est un ensemble d’individus qui est observé, par exemple une communauté de skaters pour analyser leur style, accessoires ou leur environnement ».

Video : Exemples de tendances mode massivement partagées sur Instagram

A découvrir dans cette video, d’autres vêtements, accessoires et couleurs très partagés récemment sur Instagram, ce qui les a fait devenir des tendances mode.

Les marques de luxe cherchent à limiter la copie de leurs collections

La diffusion immédiate que le Web permet, et la collecte de data, ont comme conséquence le fait que les marques de luxe, sont de plus en plus copiées. Celles-ci vont réagir à partir de 2012 en créant des vêtements particulièrement difficiles à reproduire. C’est aussi une influence du Web, et d’Instagram en particulier, sur la création.

De gauche à droite, Louis Vuitton, Paul Smith, D&G, DSquared2

Avant Internet, un nombre restreint de personnes est en effet invité aux défilés. Et seuls les photographes autorisés peuvent prendre des photos. Les images sortent quelques semaines plus tard dans les magazines. Avec l’immédiateté d’Internet, notamment sur Instagram, tout change. Les invités sont plus nombreux et sont encouragés à prendre des photos et à les partager. Toutes les marques cherchent à faire le buzz. Le problème avec cette diffusion précoce d’images des collections, c’est que les vêtements peuvent être copiés très vite.

En 2012, les vêtements patchwork, ou puzzle de matières, permettent aux maisons créatives et luxueuses de se différencier des marques grand public et de ne pas se faire copier. Ils associent différents tissus : coton, laine, lin, soie, nylon et cuir.

Or, coudre ensemble des matières qui n’ont pas vocation à l’être parce qu’elles n’ont pas le même poids, ni la même souplesse, est une démonstration de savoir faire. Ce travail induit des coûts élevés de fabrication. Pour un article publié par le journal Le Monde, Lucas Ossendrijver, designer des collections Lanvin homme pendant 14 ans, jusqu’en novembre 2018, m’expliquait avec un exemple la complexité de fabrication sur l’une de ses pièces : « Le crêpe de coton très serré, mat, et le nylon très fin, brillant, sont surteints pour obtenir des teintes très proches. Pour y parvenir, les vêtements sont teints 2 fois, une fois par tissu, ce qui entraine un retrait des tissus à calculer dans le patronage ». C’est complexe ! 

De gauche à droite, Dolce & Gabbana, Kappa, Asos, Paul Smith

La tendance patchwork se décline par la suite, de 2014 à 2018, sous forme de vêtements faits de la moitié gauche et de la moitié droite d’autres vêtements cousus ensembles. C’est la tendance half half. On trouve de tout : blousons, costumes, bonnets, chaussures, et même des sous-vêtements. Enormément de directeurs artistiques créent ce genre de proposition : Dolce&Gabbana, Walter Van Beirendonck, Lucas Ossendrijver pour Lanvin, Miu Miu Prada. Les marques grand public se l’approprient surtout avec des tee-shirts, sweaters et pantalons. Sur Instagram, elle est omniprésente, portées par des stars du réseau : influenceurs, mannequins et chanteurs comme Eddy de Pretto.

Instagram accèlère les tendances mode et influence le look

Video : Instagram donne un reflet de la mode immédiate, souvent « extrêmisée », et des associations de produits

Dans cette video, Thomas Zylberman, styliste au sein du bureau de tendances Carlin creative, nous explique qu’Instagram n’influence pas beaucoup la tendance à venir, ses nouvelles couleurs ou coupes, mais plutôt un certain stylisme, des associations de vêtements, pensées par des influenceurs, que des utilisateurs d’Instagram vont adopter.


Les réseaux sociaux ont eu une influence sur le style. Quelques looks ont été très présents à la fois dans les défilés et sur Instagram. Voici quelques exemples..

Look Gender fluid, des vêtements sans genre

« Grâce aux réseaux sociaux, aux séries, aux clips, les jeunes voient que c’est possible ailleurs à Londres, à Los Angeles, à New York de mettre une jupe pour un homme, d’avoir le crâne rasé pour une femme », explique Agathe Rousselle, artiste « no gender » dans un article paru dans 20 Minutes. S’affranchir des normes de genre n’est évidemment pas une mode. En revanche, la plus grande visibilité de la fluidité du genre a influencé la mode, en donnant naissance en 2014 à la tendance gender fluid ou no gender qui se poursuit actuellement.

Jusqu’à maintenant, il arrivait que des créateurs créent des vêtements issus du vestiaire masculin pour les femmes, comme le short ou le smoking. Voir des femmes porter des vêtements d’homme choquait beaucoup jusque dans les années 1950 alors que c’est totalement admis aujourd’hui. En revanche, l’inverse reste plus compliqué. Voir un homme en robe ou jupe gêne encore certaines personnes. 

Par ailleurs, comme de plus en plus, des looks femme sont présentés pendant les défilés homme et inversement, parfois on ne sait pas si une tenue est portée par un homme ou une femme. Et finalement peu importe. 

Look normcore, être normal

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CAROLINE AUJOURD’HUI 😘 @carolinedemaigret

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Avec 948 000 abonnés, le compte du créateur Jacquemus est l'un des plus suivis. Il touche les gens car il l'anime lui-même. Cette photo illustre bien le normcore.

Sur Instagram, la bataille fait rage entre influenceurs de mode. Pour se faire remarquer il faut toujours pousser le bouchon un peu plus loin, se faire photographier avec des looks de plus en plus excentriques. Jusqu’au jour où tout bascule. C’est l’avènement du normcore. Cet oxymore est la contraction des mots normal et hardcore. Le terme apparaît pour la première fois le 24 février 2014 dans un article du New York Magazine

En apparence, cette tendance mode, semble être un no look. Le même style que celui des gens qui ne s’impliquent pas dans leur apparence avec des vêtements quelconques, impersonnels. Elle consiste à vouloir à tout prix paraître ordinaire. Admirez le paradoxe, le normcore est la normalité décalée. Ce snobisme consiste à se différencier en refusant la différence, à se démarquer par la banalité. Il prend le contrepied d’Instagram qui est le lieu où l’on est censé imprimer un style en photos.

Le normcore va influencer énormément la mode et notamment Demna Gvasalia, directeur artistique des marques Balenciaga et Vêtements, et Simon Porte Jacquemus, les 2 coqueluches du moment du microcosme de la mode. Plus tard, il évoluera avec l’apparition du Dadcore, contraction de daddy et hardcore.

Les marques de luxe cherchent à reprendre la main

« Aujourd’hui, les marques cherchent à contourner le pouvoir des influenceurs en s’adressant directement aux instagrameurs », remarque Thomas Zylberman. Exemple avec la photo ci-dessous publiée par Gucci. Parmi toutes les photos prises durant la Fashion week de Paris, avec son hashtag officiel #PFW, cette photo est celle qui a obtenu le plus de « j’aime » sur Instagram.

Le buzz réussi, tout le monde en rêve. Dans les années qui ont suivi la crise de 2008, la mode était relativement sage, commerciale, mais dès 2016 beaucoup de créateurs se sont mis à présenter des vêtements improbables et difficilement portables hors d’une soirée déguisée. Des silhouettes qui potentiellement peuvent faire le buzz sur Instagram. Nicolas Kern remarque que « Lorsque les directeurs artistiques organisent leurs défilés, ils réfléchissent dorénavant à ce qui sera instagramable, au contenu que les influenceurs vont pouvoir créer ». Le normcore se dénorme. Les motifs deviennent gigantesques. L’inspiration peut-être animale. Des looks évoquent les réfugiés et SDF dormant dans la rue, avec leurs sacs de couchage et vêtements rapiécés. 

Instagram bouleverse aussi l’organisation des défilés à partir de 2016, de trois manières :

  • Quelques influenceurs invités portent une tenue de la collection qui est présentée sur le podium. En janvier 2017, Dolce & Gabbana ira beaucoup loin en remplaçant les traditionnels mannequins par 51 influenceurs pour son défilé. 
  • Burberry, Tom Ford et Tommy Hilfiger suivis d’autres marques lancent le principe du « see now, buy now » qui bouleverse le calendrier. Au lieu d’être mises en vente dans 6 mois comme c’est l’usage, leurs collections le sont désormais dès le lendemain. Car les utilisateurs d’Instagram veulent pouvoir acheter immédiatement ce qu’ils ont vu.
  • Des maisons de couture choisissent une partie de leurs mannequins pour le nombre de leurs abonnés. C’est le cas de Balmain, dont le directeur artistique, Olivier Rousteing est le troisième instagrameur français en nombre d’abonnés (5,3 millions). Il fait défiler d’autres stars du réseau comme Baptiste Giabiconi (1,7 millions), Francisco Lachowski (1,9 millions) ou Jon Kortajarena (2,1 millions). Et fait porter ses robes par des superstars du réseau comme Kendall Jenner (109 millions d’abonnés) ou Gigi Hadid (47,4 millions d’abonnés).

Mais dors et déjà des voix s’élèvent sur le pouvoir réel des autoproclamés influenceurs. Leur capacité à influencer la mode serait surestimée. « Instagram comme vecteur d’influence incontournable de la mode est peut-être être déjà derrière nous, suggère Thomas Zylberman. En effet, la surenchère d’inauthenticité, de looks improbables conçus uniquement dans une optique de viralité, le soupçon lié au mercantilisme de certaines publications, l’envie d’authenticité; tout cela amène à penser que l’âge d’or des influenceurs est en passe d’être révolu ». L’avenir nous le dira.

Pour en savoir plus : Retour sur 10 ans d’influence du Web sur la mode.